CHAPITRE II

 

 

Elspeth soupira, son souffle formant un nuage de cristaux de glace, et resserra son écharpe autour de son cou. Une fois de plus elle adressa une pensée reconnaissante aux hertasis k’Leshya qui l’avaient rhabillée de pied en cap.

Les petits lézards kaled’a’in avaient jeté un coup d’œil à sa garde-robe d’hiver et pris sur eux de la modifier, comme s’ils n’avaient pas déjà assez à faire. Les hertasis du Clan k’Sheyna avaient donné un style tayledras à ses uniformes d’été de Héraut. Ceux-là lui avaient confectionné des tenues en laine, fourrure et cuir blancs, doublées de soie, selon des modèles imaginés pour elle par Ventnoir, qui les lui avait offertes au solstice d’hiver. Un cadeau utile, car elle allait en avoir besoin. Les uniformes de terrain des Hérauts étaient résistants et chauds, mais pas assez pour voyager en Hardorn.

Or, c’était là qu’elle allait en compagnie de Ventnoir et d’une escorte composée de gardes valdemariens et de mercenaires des Éclairs.

Ils n’avaient pas eu le choix. Valdemar devait envoyer un ambassadeur auprès du grand duc Tremane puisqu’il était désormais impossible de communiquer par Portails. Elspeth était présente au moment où les mages avaient ouvert le dernier. Les caisses arrivées de l’autre côté semblaient avoir été retournées comme des gants et ne contenaient plus rien d’identifiable. Par bonheur, le chargement était uniquement composé de fournitures pour Sejanes. Aucune vie n’avait donc été perdue…

Mais traverser Hardorn n’était pas facile, même pour quelqu’un qui avait chevauché de Valdemar jusqu’aux Plaines de Dhorisha et patrouillé dans les bois protégés par les Frères du Faucon. Elspeth n’avait jamais vu une telle couche de neige. La route qu’ils suivaient avait été dégagée pour permettre la circulation, mais sur la largeur d’une seule carriole tirée par deux chevaux – et encore, les roues devaient frotter par endroits. Toutes les demi-lieues, des espaces étaient aménagés pour permettre à deux véhicules de se croiser. Sur le reste du parcours, la neige des bas-côtés arrivait à hauteur d’épaule de la jeune femme – quand elle était en selle.

Sans parler du froid et du vent… Elspeth n’était pas mécontente de la protection des immenses congères qui leur évitaient d’être lacérés par des bourrasques glacées. Heureusement, les manteaux en peau et les tuniques doublées de laine confectionnés par les hertasis rendaient ce voyage supportable.

Elspeth était reconnaissante aux petits lézards d’en avoir fourni à toute la compagnie.

— Pourquoi ce soupir ? demanda Ventnoir, les mots jaillissant dans des nuages glacés.

Son oiseau-lige, Vree, perché sur sa selle, ne montrait aucun signe d’inconfort, même s’il avait ébouriffé son plumage et rentrait la tête dans les épaules. On aurait dit une pelote de laine dotée d’un bec. Mais Vree était un faucon. Selon Ventnoir, ses ancêtres avaient l’habitude de climats encore moins cléments.

Le Tayledras lui-même était impressionnant à voir, et pas seulement à cause de son costume et de son rapace. Sa monture, ni un cheval ni un Compagnon, était une créature aussi intelligente et étrange, aux yeux des Valdemariens, que les griffons : un dyheli.

Celui-là était blanc et se nommait Brytha. Il avait amené Flammechant k’Treva jusqu’à la Vallée k’Sheyna, puis il avait suivi l’Adepte Guérisseur à Haven. Aujourd’hui, il consentait à servir de monture à Ventnoir. Pourquoi ? Elspeth l’ignorait, tout comme son compagnon, et Brytha ne leur avait fourni aucune explication. Ils lui étaient quand même reconnaissants de s’être porté volontaire. Même si un dyheli ne pouvait pas rivaliser avec un Compagnon, son pas était plus sûr et il était plus intelligent qu’un cheval. Les autres membres de la colonne montaient des bêtes shin’a’in sélectionnées pour leur endurance.

— Je soupire parce qu’il y a une chose que je ne ferai plus jamais, c’est dire « plus jamais », répondit Elspeth avec un sourire acide.

Ventnoir eut un petit sourire triste. Il n’avait pas besoin d’explications. Ni l’un ni l’autre n’auraient pensé retourner un jour en Hardorn. Bien que mémorable, leur précédente visite avait été rien moins que plaisante pour eux et pour les Hardorniens. Le roi fou Ancar et sa conseillère Hulda étaient morts de leurs mains, des tempêtes causées par la magie ravageaient le pays, et l’Empire en profitait pour attaquer par l’est. Peu d’Hardorniens le savaient, mais Elspeth et Ventnoir étaient directement ou indirectement responsables du chaos et des dégâts qu’ils avaient laissés derrière eux.

Pas de la présence de l’armée impériale… Mais c’est bien la seule chose.

Après l’invasion, les vraies tempêtes magiques avaient commencé, détraquant le temps et créant des horreurs sans nom. Aucun être vivant n’en était à blâmer, mais elles rendaient difficile la vie en Hardorn. En conséquence, y aller aurait été une véritable folie.

C’était avant que le duc Tremane ne leur propose une alliance. Avant que tous comprennent que les tempêtes magiques étaient bien pires que ce que les humains s’expédiaient les uns sur les autres. Aujourd’hui, des scénarios qui n’auraient traversé l’esprit de personne devenaient peu à peu une réalité.

— Tu as remarqué ? Le temps est mauvais, mais la terre ne souffre plus, observa Ventnoir. Elle n’est plus épuisée ou malade. Elle dort en attendant le printemps. C’était surtout à cause de ça que je redoutais de remettre les pieds en Hardorn.

Elspeth acquiesça, imitée par son Compagnon, Gwena, un mouvement qui fit tinter les clochettes accrochées à ses rênes.

Ancar ne drainant plus la terre de son pouvoir, les choses reviennent à la normale, dit Gwena. La terre et les gens ne sont plus malades. Je déteste devoir dire ça, mais je pense que le sang et l’énergie vitale des pauvres bougres morts pendant l’invasion ont précipité ce phénomène.

— Une pensée horrible, souffla Ventnoir en frissonnant, car elle l’avait inclus dans la conversation.

Elspeth frémit. Intellectuellement, elle savait que ce devait être vrai, mais ça n’en restait pas moins affreux.

— On dirait une des idées tordues de Fléaufaucon, avança-t-elle avec une certaine hésitation. Mais il est vrai qu’il pervertissait tout ce qui était normal et bon. Et je suppose que ce serait pire si tous ces gens étaient morts pour rien, ou si leur énergie avait servi à un mage noir.

Les mages et ceux qui sentent la terre savent depuis toujours que c’est à cause de ça que la nature explose après une guerre, dit Gwena. Pas parce que les choses paraissent meilleures, ni parce que les gens accueillent tout signe positif avec enthousiasme. C’est à cause des vies perdues qui retournent à la terre. Quand la guerre est finie, elle s’en sert pour se régénérer.

— Estimons-nous heureux que le grand duc Tremane laisse apparemment ce processus se développer, au lieu de détourner l’énergie à ses propres fins, répondit Ventnoir en se tournant un instant vers l’est.

Il n’ajouta rien et Elspeth devina pourquoi.

Pouvaient-ils se fier à Tremane ? Ils avaient seulement la parole de trois adolescents et des envoyés du grand duc. « Apparemment » était bien le terme qui convenait pour définir le chef des forces impériales stationnées en Hardorn. Ce qu’ils savaient de lui ne leur était pas d’un grand réconfort.

Le maître de Tremane, l’empereur Charliss, l’avait envoyé conquérir Hardorn, profitant de la faiblesse d’un royaume livré au chaos. Cette mission devait prouver qu’il était digne de lui succéder. L’Armée Impériale s’était emparée de la moitié d’Hardorn avant d’être ralentie par des résistants plus ou moins organisés. Ces combattants n’avaient qu’un seul point commun : leur détermination à chasser les intrus. Ils avaient également un seul avantage sur leurs ennemis : bien connaître le terrain. Malgré cela, si rien n’avait changé, Tremane aurait été capable de regrouper ses troupes et de conquérir Hardorn pour l’Empire de l’Est – et peut-être bien Valdemar dans la foulée.

Mais les choses avaient changé, d’une manière que personne n’aurait pu prévoir. Et ce bouleversement était venu d’une direction inattendue : le passé.

Nous ne lui accordons jamais assez d’attention. Pourtant, nous le devrions. Fléaufaucon n’en revenait-il pas ? Sa présence n’aurait-elle pas dû nous pousser à tourner nos regards et nos pensées dans cette direction ? Mais il est impossible de tout prévoir. Même si nous avions connu les menaces qui approchaient, la moitié des défenses mises en place aurait annulé les préparations de l’autre moitié. Mieux vaut être plein de ressources qu’omniscient.

Bien avant la fondation de Valdemar, à une époque si reculée qu’on trouvait seulement de vagues références dans la grande bibliothèque des Hérauts, une guerre s’était terminée par un événement terrible : le Cataclysme. C’étaient toutes les informations que possédaient les Valdemariens, jusqu’à ce qu’Elspeth rencontre les légendaires Tayledras, les Shin’a’in des Plaines de Dhorisha et le dernier clan subsistant des Kaled’a’in – le nom que se donnaient les ancêtres communs des Tayledras et des Shin’a’in. Aujourd’hui, en partie grâce à la magie, ils avaient pu reconstituer l’histoire.

Elspeth y repensa, comme chaque fois qu’elle en avait le loisir, espérant découvrir un détail important. Malgré la puissance des pouvoirs en présence, à la base, on trouvait des motivations et des actions humaines. Même les fous tenaient compte de leurs besoins. Ainsi, plus on étudiait les événements, plus on était capable de les deviner. Et une fois qu’on avait compris les motivations des personnes impliquées, on pouvait déduire ce qui aurait pu se passer, ou s’aviser qu’un obscur détail était significatif dans ce contexte.

Il avait existé jadis deux Adeptes, peut-être les plus grands de tous les temps : Urtho et Ma’ar. Né parmi les barbares nomades, Ma’ar fit montre d’un goût prononcé pour les conquêtes, au début pour une noble raison, unir les clans afin de les empêcher de s’entre-tuer. Parangon de civilisation et de savoir, Urtho lui résista. Mais en dépit de ses efforts, Ma’ar triompha…

Un bref instant. Car Urtho, agonisant, vainquit son ennemi grâce à deux armes qui libérèrent toute la magie présente dans leur rayon d’action. Il en actionna une dans sa Tour et envoya l’autre à Ma’ar. Explosant en même temps, elles eurent des répercussions aussi dévastatrices qu’imprévisibles.

Finalement, il resta deux cratères pour marquer l’emplacement de la Tour d’Urtho et du palais de Ma’ar. Le premier devint les Plaines de Dhorisha, le second, le lac Evendim. Et les deux ondes de chocs, en se rencontrant, provoquèrent des tempêtes magiques qui firent rage durant plus d’une décennie. Elles soulevèrent des montagnes et en aplanirent d’autres, perturbèrent la magie, transformèrent certaines créatures vivantes, parfois radicalement, et transplantèrent des zones entières de terre d’un bout à l’autre du monde.

Puis les tempêtes s’étaient espacées et calmées jusqu’à disparaître tout à fait. Les siècles passant, leur souvenir s’était effacé des mémoires. Mais les forces qu’elles avaient libérées se révélèrent plus étranges et plus fortes qu’on l’avait cru. Aujourd’hui, leur écho revenait par-delà l’espace et le temps, suivant une chronologie inverse par rapport au premier Cataclysme.

Voilà ce qui avait tout changé pour Tremane. A Valdemar, la situation était mauvaise, mais pas désastreuse. Les Valdemariens venaient à peine de redécouvrir la vraie magie et elle n’influait pas sur leur vie quotidienne. Quant aux autres effets des tempêtes magiques – bouleversements météorologiques, transformations de créatures vivantes… –, ils s’en accommodaient bon gré mal gré. Mais pour les forces de Tremane, entièrement dépendantes de la magie – de la communication au ravitaillement en passant par les moyens d’espionner leurs ennemis et de cuisiner – c’était un désastre. Elles étaient coupées de l’Empire, aveugles et affamées. Quant à ce qui se passait dans l’Empire lui-même, libre à chacun de l’imaginer. Au début, Tremane avait cru que les tempêtes étaient une arme nouvelle lâchée sur les siens par l’Alliance de Valdemar, Karse, Rethwellan et des Clans tayledras et shin’a’in. Réagissant en fils de l’Empire, où la tricherie et l’assassinat étaient si courants qu’on offrait des gardes du corps aux bébés le jour de leur naissance, il avait envoyé un assassin pour saboter l’Alliance.

C’était ça qu’Elspeth et la plupart des Alliés avaient tant de mal à digérer. Valdemar n’avait pas attaqué les forces impériales. Les Alliés s’étaient contentés de renforcer la protection de leurs frontières et d’aider discrètement les loyalistes hardorniens.

Bien que Valdemar fût moins touché par les tempêtes qu’Hardorn, Tremane n’avait aucune raison de croire qu’il s’agissait d’une attaque de la reine Selenay et de ses alliés. Il avait pourtant envoyé un agent muni d’armes magiques.

L’homme avait réussi à assassiner les ambassadeurs de Karse et des Shin’a’in, et à en blesser plusieurs autres. Des pertes terribles. En même temps, ils avaient eu beaucoup de chance car ça aurait pu être pire. Si l’agent avait attendu que ses cibles dorment pour passer à l’action, il aurait pu tuer tout le monde, de la reine jusqu’aux griffons.

Tel était le cœur du problème d’Elspeth et de Ventnoir, censés se fier à un homme qui avait lancé un assassin sur des innocents à partir de simples présomptions.

Elspeth ne parvenait pas à oublier cette infamie, même si Tremane avait gagné la confiance de la personne la moins susceptible de lui pardonner son geste : Karal, le secrétaire et le protégé de l’ambassadeur de Karse assassiné, le Prêtre-Mage du Soleil Ulrich. Tremane avait également réussi à convaincre Solaris, le Fils du Soleil – et non la Fille – de sa sincérité et de son désir de se faire pardonner – les dieux seuls savaient comment il s’y était pris !

Eh bien, il ne m’a pas convaincue, et il n’a pas non plus convaincu Ventnoir, pensa Elspeth, têtue. Quel que soit le sort qu’il a utilisé sur eux, je doute que sa « magie » fonctionne sur nous. Je connais la magie de l’esprit, et Ventnoir et Tremane viennent de deux civilisations si différentes qu’ils pourraient ne pas appartenir à la même espèce. De plus, je ne serais pas surprise que Kerowyn ait infiltré une demi-douzaine d’agents dans notre escorte. On peut être deux à jouer au jeu de l’assassinat, s’il faut en arriver là.

Elspeth espérait que non, mais l’expérience lui avait appris à fonder ses plans sur le pessimisme plutôt que sur l’espoir. Elle ignorait si Kerowyn avait des agents dans sa compagnie, mais elle savait que les Éclairs étaient tout saufs de banals mercenaires, même s’ils s’étaient souvent battus comme tel.

Cela dit, Solaris a Hansa, l’autre Chat de Feu. Si elle voulait tuer Tremane, il serait incapable de l’arrêter. Peut-être cela le fera-t-il réfléchir.

Un point à prendre en considération… Les Chats de Feu avaient la faculté de « sauter » d’un endroit à l’autre, seuls ou avec les personnes en contact physique avec eux. Elspeth ignorait quelle distance ils pouvaient couvrir. Hansa et Altra servaient de messagers entre Selenay et Solaris, ainsi qu’entre les mages restés à Haven et le groupe de la Tour d’Urtho. Solaris était parfaitement capable d’infiltrer un assassin parmi les proches de Tremane, et pourquoi Hansa n’aurait-il pas pu tuer un homme ? Même si les Chats de Feu pouvaient adopter l’apparence d’un banal matou, ils avaient la taille d’un chien énorme, leurs griffes et leurs dents étant en proportion.

Elspeth cligna des yeux, étonnée par l’image qui s’imposait à elle.

Mes pensées sont plutôt sombres, aujourd’hui. Me concentrer sur le sang versé m’aide peut-être à oublier toute cette blancheur. Dieux, il fait froid… et nous n’avons pas vu âme qui vive depuis le départ de nos guides.

Au moment d’atteindre la frontière, ils avaient eu de la chance. Deux exilés hardorniens – dont les Éclairs s’étaient portés garants – avaient décidé de rentrer au pays et accepté de leur servir de guide en échange de deux sacs de pièces et de nourriture. Depuis ce matin, cependant, ils devaient continuer seuls, le couple étant arrivé à destination.

Le voyage était éprouvant. Dans ce paysage nu, ils ne croisaient personne. Elspeth se demandait ce qui s’était passé.

Si la terre est en voie de guérison, où sont les gens ?

Ancar avait durement frappé la population, mais pourquoi n’avaient-ils rencontré personne sur la route ? Pourquoi tous les villages qu’ils avaient traversés étaient-ils déserts ?

Ces hameaux soulevaient plus de questions qu’ils ne leur apportaient de réponses. Tout y avait été emporté, à part le gros mobilier, et il n’y avait nulle part de trace de violence. Était-ce le résultat de désertions systématiques ou de pillages ? Qui dégageait la route ? Les Hardorniens se cachaient-ils pour éviter une colonne d’étrangers armés et potentiellement dangereux ? C’était une possibilité. Mais pourquoi, cette réaction alors qu’un Héraut de Valdemar chevauchait en tête de ce groupe ?

A distance ils ne peuvent peut-être pas déterminer si je suis un vrai Héraut. N’importe qui peut s’habiller de blanc et enfourcher un cheval blanc.

— Quels sont nos projets pour la nuit… si nous en avons ? demanda-t-elle au chef de la colonne.

S’ils n’étaient pas équipés pour camper, ils avaient emporté de la nourriture, supposant qu’ils ne trouveraient rien à manger à cause du mauvais temps magique qui dévastait Hardorn. Une bonne chose.

Dans le cas contraire, ils auraient dû choisir entre mourir de faim et dévorer des corbeaux.

— En théorie, il y a une ville devant nous, avec un marché hebdomadaire et cinq grosses auberges, répondit l’homme d’une voix étouffée par son écharpe. Bien sûr, je ne sais pas si elle est toujours habitée… (Il haussa les épaules.) Mais quelqu’un dégage la route pour les marchands, et j’espère que ce sont les citadins.

Elspeth l’espéra aussi – avec ferveur. Elle n’avait pas envie de passer une autre nuit dans un bâtiment abandonné. Les abris ne manquaient pas, ni le bois de chauffage d’ailleurs, mais elle aimait se sentir entourée, ayant du mal à trouver le sommeil quand ses omoplates la picotaient, comme si des dizaines d’yeux la surveillaient. Aucun d’entre eux n’avait vu ou entendu quelque chose, mais ces maisons semblaient hantées.

Elle ignorait comment Rusi et Severn pouvaient supporter l’idée de se réinstaller dans ce qui restait de leur village. Ils avaient tout le matériel nécessaire pour reconstruire une des maisons et ils ne manquaient pas de courage. Mais ce vide douloureux aurait rendu Elspeth folle. Au bout d’une semaine, elle serait retournée à Valdemar en hurlant.

Elle préférait ne pas y penser pour le moment.

J’ai fait beaucoup de choses que les gens qualifient de courageuses, mais je ne suis pas si brave que ça.

En supposant que les terres, autour du village, soient aussi désertes qu’il semblait… Quand les tempêtes magiques avaient créé des monstres et de mauvaises conditions climatiques, les gens avaient dû faire un choix difficile : fortifier les fermes pour rester près de la nourriture, ou se replier dans le village et risquer d’en manquer. Elspeth n’avait jamais eu à prendre ce genre de décision et elle espérait qu’aucun Valdemarien ne le devrait un jour.

Voilà pourquoi tous leurs espoirs reposaient sur le petit groupe cantonné au cœur des Plaines de Dhorisha, dans la Tour d’Urtho. Si quelqu’un pouvait trouver une réponse, c’était leurs amis. Même si Elspeth et Ventnoir étaient des Adeptes, la jeune femme restait une novice en la matière et le Tayledras avait tourné le dos à la magie pendant si longtemps qu’il estimait être à court de pratique. Dans ce domaine, ils n’étaient d’aucun secours. En revanche, ils seraient sans doute utiles en se tenant aux côtés des Impériaux.

Elspeth savait que Selenay avait beaucoup hésité avant de se décider à les nommer ambassadeurs de l’Alliance auprès de Tremane. La reine ne voulait pas envoyer Elspeth. Pourtant, elle était le seul choix logique. La jeune femme savait prendre des décisions importantes, comme il convenait pour un Héraut et une Héritière de la Couronne. De plus, elle était également capable de penser pour Valdemar.

Elspeth avait déjà prouvé que son jugement était fiable. Ayant renoncé au trône en faveur de son frère et de sa sœur, elle n’avait plus grande valeur en tant qu’otage politique. Enfin, Kerowyn l’avait formée à se défendre contre d’éventuels assassins. Capable de prendre soin d’elle-même au cours d’une embuscade ou d’un combat, elle était au moins aussi soupçonneuse que son mentor.

Il y avait surtout la magie : Elspeth était une Adepte, et Tremane un simple Maître, dans une discipline très différente. Peu de Hérauts de Valdemar étaient des mages… et encore moins des Adeptes. Même si leurs Compagnons pouvaient les aider, cela ne leur conférait pas de pouvoirs surnaturels.

Tout cela n’aurait peut-être pas été suffisant sans Ventnoir. Lui aussi était un Adepte, et il avait pratiqué bien plus longtemps qu’elle. En outre, c’était un éclaireur tayledras, donc un combattant. Mais il aurait refusé d’accompagner toute autre personne – n’étant pas un Héraut, sa loyauté allait à Elspeth, pas à Valdemar. Quant à la jeune femme, elle ne serait partie nulle part sans lui. Ensemble, ils formaient un duo formidable.

Entre ses propres qualifications et celles de Ventnoir, ils étaient tout désignés pour remplir cette mission. Bref, si Elspeth n’avait pas été sa fille, Selenay n’aurait pas tergiversé.

J’admets que maman n’a pas hésité longtemps…

Elspeth en était heureuse. Selenay la traitait de plus en plus comme une adulte. La jeune femme avait l’impression que la reine, quand elle oubliait qui elle était, se montrait beaucoup plus naturelle. En un sens, attendu son comportement depuis quelque temps, Elspeth avait été surprise que sa mère réfléchisse aussi longtemps à la mission.

Je me demande si ses hésitations passées n’étaient pas dues à un sentiment de culpabilité…

Était-ce possible ? Elspeth et sa mère n’avaient jamais été très à l’aise ensemble.

Malgré tous ses efforts, quand elle me regardait elle voyait mon père. Par bien des côtés, j’étais davantage la fille de Talia que la sienne.

Aujourd’hui, Selenay avait les jumeaux, des enfants à qui elle pouvait donner tout son amour. Se sentait-elle coupable de n’avoir pas pu forger un lien comparable avec son aînée ? Était-ce pour ça qu’elle réagissait toujours si mal chaque fois qu’Elspeth se mettait en danger ? Parce qu’elle aurait dû être plus inquiète – plus impliquée émotionnellement ?

Une théorie intéressante… Je ne saurai sans doute jamais la vérité. Et je ne pourrai pas la lui demander. La seule personne qui la connaisse, en dehors de ma mère, ne me la révélera jamais. Talia ne trahirait pas un secret confié par sa reine, et c’est très bien ainsi.

Elspeth se secoua mentalement. Était-ce si important ? Non, pas vraiment. Sauf que…

Si elle ne se trompait pas, elle aurait aimé pouvoir dire à sa mère que ça n’avait pas d’importance. Éprouver de la culpabilité pour si peu était la dernière chose dont avait besoin la reine de Valdemar.

Je préfère être l’amie et le Héraut de Selenay que sa fille…

Oui, décidément, tout ça pouvait expliquer le comportement contradictoire de la souveraine. Elspeth allait garder cette hypothèse à l’esprit et chercher des preuves. Il serait intéressant d’agir en fonction de cette théorie, puis de regarder ce qui se passait.

En attendant, elle avait une mission délicate à accomplir, et ils risquaient de geler sur leurs selles s’ils ne rencontraient pas très vite un Hardornien.

— À quelle distance est cette ville ? demanda-t-elle. Comment s’appelait ce garde, déjà ? Ah, oui, Vallen…

Elspeth le vit hausser les épaules.

— Plus très loin, mais ce n’est qu’une supposition… Malgré l’écharpe, les mots parvenaient à leurs oreilles par-dessus les bruits étouffés des sabots de leurs montures et les craquements de la neige tassée. L’homme talonna son cheval. Ventnoir et sa compagne s’écartèrent pour le laisser prendre la tête.

Elspeth se dressa dans ses étriers pour sonder la route. S’il y avait un moindre signe de vie, comme de la fumée s’élevant des cheminées, il n’était pas visible sur le gris du ciel. Le soleil n’était rien de plus qu’une tache floue et pâle à mi-chemin de l’horizon.

La jeune femme se rassit sur sa selle. La route n’étant pas droite, il était impossible de voir très loin. Ils apercevaient le paysage par les rares trouées dans les murs de glace.

Nous pourrions être au cœur de cette ville sans nous en douter.

Quelques minutes plus tard, la route tourna une nouvelle fois et commença à descendre. Bientôt, les congères n’arrivèrent plus qu’à hauteur de leur taille. Et soudain, comme sortie d’une boule de cristal, la ville tant attendue apparut dans la vallée, les maisons dépassant de la neige comme des souches dans une forêt en hiver.

Ce n’était pas la première fois qu’une ville se matérialisait devant eux comme par enchantement, mais, cette fois, il y avait des signes d’habitation. Si certaines maisons n’étaient que de vagues formes couvertes de neige, d’autres avaient été débarrassées de leur manteau blanc. De la fumée montait des cheminées pour être aussitôt dispersée par le vent. Des silhouettes se déplaçaient sur la route. À les voir, il était clair que leur colonne avait été repérée.

La petite ville avait un meilleur aspect que les villages déserts qu’ils avaient traversés. Cela dit, la moitié des habitations était en mauvais état. Deux toits s’étaient effondrés, et on avait du mal à déterminer si les autres avaient souffert. Elspeth supposa que seules les maisons dont les cheminées fumaient étaient habitées. Elle eut le souffle coupé à l’idée qu’Ancar et le chaos avaient eu raison de la moitié de la population hardornienne.

Peut-être même davantage, se rappela-t-elle. Combien de villages déserts avons-nous traversés ?

Les conditions étaient-elles partout les mêmes ? Dans ce cas… eh bien, elle n’enviait pas l’homme qui essaierait de relever ce pays.

Si Tremane parvient à se faire accepter par les Hardorniens, il aura plus de pain sur la planche que je ne voudrais en avoir.

Une dizaine de personnes s’étaient campées en travers de la route, les empêchant pour l’instant d’entrer. Les Hardorniens étant aussi chaudement vêtus qu’eux, il était impossible de déterminer leur âge ou leur sexe. Mais leur attitude trahissait un mélange de peur et d’agressivité.

De peur ? Personne n’avait encore jamais eu peur d’elle. Depuis quand les habitants d’Hardorn ignoraient-ils ce que représentait un Héraut ? Un effet de la propagande d’Ancar ?

Dans son dos, elle sentit les Éclairs dégager discrètement leurs armes. Ce n’était donc pas son imagination : eux aussi sentaient de l’hostilité.

Vallen retint sa monture pour laisser passer Elspeth. Ventnoir signala au dyheli de rester un pas derrière, la tête au niveau des flancs de Gwena.

Elspeth s’arrêta et leva une main pour saluer le comité d’accueil.

— Nous sommes de paisibles voyageurs venant de Valdemar, dit-elle dans sa propre langue en baissant son écharpe pour qu’ils voient son visage. (« Paisibles », avec toutes ces armes ? pensa-t-elle.) Qui est le responsable ?

Deux citadins se regardèrent. Puis l’un d’eux s’avança, mais sans découvrir son visage. Les voyant de plus près, Elspeth s’aperçut que leurs vêtements étaient usés. Leurs manteaux étaient soigneusement rapiécés, mais avec du tissu différent de l’original.

— Je suppose que je suis le responsable, dit l’homme d’une voix bourrue en croisant les bras.

Il ne semblait pas armé, mais Elspeth, si elle avait été à là tête de cette ville, aurait placé des archers à toutes les fenêtres.

Elle ne leva pas la tête pour confirmer ses soupçons.

— Que voulez-vous ? continua l’homme. Si les Valdemariens imaginent pouvoir nous prendre nos terres et…

— Non, coupa la jeune femme, d’un ton qu’elle jugea trop agressif. (La nervosité de l’homme l’ayant affectée, elle prit une profonde inspiration.) Non, répéta-t-elle d’une voix plus posée. Nous… Valdemar n’a pas l’intention de toucher aux terres hardorniennes. Jusqu’à ce qu’Ancar nous attaque, nous étions alliés, et nous voudrions le redevenir, maintenant qu’il est mort. L’homme eut un rire sans joie.

— C’est ce que vous dites, mais pourquoi nous croirions-vous ?

— Je le jure sur mon honneur de Héraut ! riposta Elspeth. Vous ne pouvez pas avoir déjà oublié ce que ça signifie !

Tout ça ressemblait à une épreuve, comme si ce qu’elle disait allait faire toute la différence.

Ont-ils un moyen de communiquer avec les autres communautés ?

Elle ne pouvait pas imaginer de manière plus rapide de traverser ce paysage enseveli sous la neige. Mais les autochtones connaissaient peut-être des raccourcis. À moins que les tours de signalisation soient de nouveau opérationnelles.

Ce doit être la réponse. C’est sans doute pour ça qu’ils savaient que nous arrivions.

— Je vous donne ma parole de Héraut, répéta Elspeth. Et d’ambassadrice de la reine. Valdemar n’a aucun « projet » concernant Hardorn. Et c’est pareil pour ses Alliés.

… Même si Solaris a dû retenir quelques têtes brûlées. Ou plutôt, Vkandis…

— Nous sommes de simples voyageurs et nous vous demandons l’hospitalité pour la nuit. Nous avons apporté nos provisions. Les temps sont durs pour vous et nous ne voulons pas abuser de votre générosité.

Il y eut un long silence. Puis l’homme hocha la tête, comme s’il était satisfait de ce qu’il avait vu.

— Votre uniforme est étrange, mais vous avez un cheval blanc aux yeux bleus. Ça, il est impossible de le contrefaire. (L’homme haussa les épaules et fit un geste – sans doute pour signaler aux archers de baisser leurs armes.) Je suppose que nous croyons toujours aux Hérauts… Surtout depuis qu’Ancar a essayé de nous faire gober que vous étiez une bande de sorciers en cheville avec les démons.

« J’accepte votre parole, mais sachez que vous serez responsable de vos hommes.

Elspeth acquiesça, essayant de ne pas lui montrer à quel point ces propos la bouleversaient. La première fois qu’elle rencontrait quelqu’un qui ne prenait pas la parole d’un Héraut pour argent comptant… Qu’avait-il bien pu arriver à ces gens pour qu’ils deviennent comme ça ?

Ancar, voilà ce qui leur est arrivé, fit Gwena. Il leur faudra du temps pour réapprendre à faire confiance à quelqu’un. Et cette génération n’y parviendra peut-être jamais.

— Où allez-vous ? demanda l’homme, toujours méfiant.

— Dis-lui la vérité, ke’chara, souffla Ventnoir en tayledras. Ainsi, nous verrons ce qu’ils en pensent – nous ne sommes pas loin de la frontière au point de ne pas pouvoir faire demi-tour. Et nous ne pouvons pas nous permettre de rejoindre Tremane à la pointe de nos épées.

Elspeth hocha la tête pour montrer qu’elle avait entendu. Il avait raison, bien sûr. S’ils ne pouvaient pas rejoindre Tremane sans se battre, il était inutile de continuer.

— Nous sommes en route pour une ville appelée Shonar, dit-elle, se demandant ce que l’homme savait.

Apparemment, assez pour reculer d’un pas…

— Vous voulez voir Tremane, le duc impie ?

Elspeth n’aurait su dire si ce type était en colère ou non. Elle s’en tint donc à la vérité.

— Nous sommes les ambassadeurs valdemariens envoyés auprès de Tremane. Il désire se joindre à l’Alliance. Certains points nous poussent à croire que nous pouvons nous fier à lui. Du moins, nous l’espérons.

Des murmures montèrent du groupe d’autochtones, et Elspeth fut rassurée d’entendre que leur ton était pensif… L’homme les étudia un moment, puis fit signe à ses compagnons de s’écarter.

— Nous avons à parler, Héraut de Valdemar, déclara-t-il. Mais pas ici, dans le froid. Venez. L’auberge est toujours en bon état et bien chauffée, même si le patron est parti. Si vous avez des couvertures, nous vous donnerons des lits où les étaler. Et si vous avez de quoi vous nourrir, nous pouvons vous offrir un toit pour la nuit.

La meilleure proposition qu’Elspeth ait entendue durant ce voyage. Elle laissa Gwena emboîter le pas à l’homme, qui les guida jusqu’à l’auberge. Elle était encore en bon état, comme l’écurie attenante. Ils mirent pied à terre dans la cour et rentrèrent leurs montures et les bêtes de somme. Le nombre d’animaux, dans le solide bâtiment, les surprit.

Ils doivent garder ici tous leurs chevaux et leurs poneys, comprit Elspeth en regardant autour d’elle. C’est plus logique que de les avoir dispersés aux quatre vents.

Les Hardorniens s’empressèrent de jeter de la paille dans les stalles vides. Ils avaient du foin, mais pas de grain. Ça n’avait pas d’importance, car les Valdemariens avaient amené plusieurs chirras pour porter leur matériel et leur ravitaillement. Ceux-ci se contentant de foin, ils avaient amplement assez de grain dans leurs fontes pour Gwena, Brytha et les chevaux.

Les visiteurs s’affairèrent dans l’écurie. C’était la première règle pour Elspeth, apprise de Kerowyn : toujours s’occuper de sa monture avant de penser à son confort personnel. Et tous étaient d’accord avec elle.

Quand les chevaux, les chirras, le Compagnon et le dyheli furent chaudement installés et bien nourris, ils entrèrent dans l’auberge avec leurs sacs.

La salle commune, une grande pièce avec une cheminée à un bout, un sol et des murs de bois solide, et un toit soutenu par des poutres noircies de fumée, n’était pas sale et ne sentait pas le renfermé.

Elspeth supposa que les Hardorniens en avaient fait leur lieu de réunion, car l’endroit était beaucoup trop propre pour avoir été nettoyé à leur seul bénéfice. La porte donnant sur la rue ne cessait de s’ouvrir pour livrer passage aux autochtones, chacun apportant un peu de bois. Cela rassura la jeune femme, qui s’était demandée comment ils allaient se chauffer.

Le responsable n’avait toujours pas retiré son manteau. Son visage étant découvert, Elspeth fut surprise par la douceur de ses traits marqués par le temps. Il avança et tendit une main couverte d’une mitaine en direction de l’escalier.

— Les chambres sont à l’étage. Choisissez. Quand vous serez installés, redescendez pour que nous puissions parler.

Plusieurs Hardorniens les suivirent pour poser du bois à côté de leurs cheminées. Aucun ne dit un mot, mais Elspeth crut comprendre que c’était par timidité, plutôt que pour leur manifester de l’hostilité. Dès qu’ils eurent allumé un feu dans les chambres pourvues d’un âtre et déposé une brique chaude entre les draps de celles qui n’en avaient pas, les Valdemariens regagnèrent la salle commune.

Elspeth prit la tête et les autres la suivirent. Les autochtones la regardèrent avec une curiosité à peine déguisée. Mais quand Ventnoir apparut, ils en restèrent bouche bée, oubliant la politesse. Si les coins de la bouche de la jeune femme frémirent, elle se retint de rire.

Je doute qu’ils aient jamais rien vu qui ressemble à mon Ventnoir. Pour eux, il doit avoir l’air d’une créature sortie d’une ballade.

Ventnoir était terriblement exotique, avec ses longs cheveux argentés, son costume tayledras et l’oiseau-lige perché sur son épaule – qu’il souleva d’une main pour l’envoyer prendre place sur une poutre. Plusieurs Hardorniens rentrèrent la tête dans les épaules quand il passa au-dessus d’eux.

Le faucon se percha poliment à un endroit où il n’y avait personne en contrebas. S’il s’endormait, son instinct risquait de prendre le dessus sur son dressage et il y avait des chances qu’il s’oublie. Or, un rapace de la taille de Vree produisait une quantité étonnante de fientes.

Elspeth attendit que Ventnoir l’ait rejointe, puis elle lui prit la main.

— Voici Ventnoir k’Sheyna, un Frère du Faucon membres d’un des Clans Tayledras de l’Alliance, fit-elle d’un ton neutre, comme si elle avait dit : « Je vous présente Thom, un fermier de la vallée voisine. »

Leurs hôtes ouvrirent des yeux comme des soucoupes, et elle ne leur en voulut pas. Jusqu’à récemment, les Frères du Faucon étaient une légende pour les Valdemariens. Que devaient penser les Hardorniens ?

— Il est ambassadeur, comme moi. C’est également mon partenaire et mon compagnon. Il représente les intérêts tayledras shin’a’in et… quelques autres.

« Comme je l’ai déjà dit, nous sommes envoyés par l’Alliance auprès du grand duc Tremane.

L’homme hocha la tête. Il s’était débarrassé de son manteau, révélant une tenue d’artisan – un forgeron, si Elspeth était bon juge. Ses vêtements n’étaient pas seulement rapiécés, mais brûlés par endroits. Ce type avait l’air plutôt miteux pour un forgeron – à Valdemar, c’étaient souvent les commerçants les plus prospères.

Peut-être est-il quand même l’homme le plus prospère de cette ville… Fichtre ! S’il paraît aussi minable qu’un mendiant, de quoi les autres doivent-ils avoir l’air ?

Il devait bien être forgeron, sinon Ancar l’aurait « recruté », car il n’était pas handicapé, et ni trop jeune ni trop vieux pour se battre. Une ville de cette taille avait besoin d’un forgeron, un vrai, pas d’un simple apprenti.

— Je m’appelle Hob, dit l’homme en désignant une des tables.

S’il avait été bien nourri, il aurait eu un visage rond comme une balle usée par le temps. Il n’avait pas l’air famélique, mais ses os saillaient légèrement – une preuve que ces gens avaient connu des temps difficiles.

— Si certains de vos hommes veulent préparer votre repas, nous pourrons parler pendant ce temps.

— Nous serions heureux de partager avec vous, répondit Elspeth, se sentant rosir de culpabilité.

— Nous avons ce qu’il nous faut, à condition que le printemps n’attende pas le solstice d’été pour se montrer. Et vous aurez besoin de vos provisions, si vous voulez atteindre Shonar. Jusque-là, je doute que vous trouviez quelqu’un ayant quelque chose à vendre.

Elspeth se tourna vers Vallen. Le garde hocha la tête, et envoya quatre de ses camarades aux cuisines. Les autres membres de la délégation prirent place autour de la table, encadrant Elspeth. Ventnoir s’assit à sa droite. La jeune femme ne fut pas dupe un instant de son air détendu. Que quelqu’un hausse le ton, et il se retrouverait face à une dague – ou victime d’un sort.

Si je ne réagis pas la première à la menace.

Hob s’installa en face d’Elspeth et se frotta le nez, se demandant par quoi commencer. Enfin, il redressa les épaules et dit :

— Vous prétendez vouloir aller à Shonar. Que savez-vous de Tremane ?

Eh bien, il n’a pas beaucoup de tact… Mais il n’a sûrement pas eu souvent l’occasion d’en faire montre, car il ne doit pas être responsable de ses concitoyens depuis longtemps.

— Nous savons qu’il a rassemblé ses forces à Shonar et qu’il a renoncé à toute action offensive contre les loyalistes hardorniens. Il évite même tout conflit avec eux. Avec ce temps, c’est une sage décision.

— Il a exprimé son intention de se joindre à l’Alliance, et il nous a aussi prêté des mages pour nous aider à… (Elspeth hésita. Hob comprendrait-il, si elle lui parlait des tempêtes magiques ?)… résoudre le problème responsable des étranges événements qui se produisent.

— Les monstres ? Le temps ? Les cercles ? (Hob écarquillait les yeux à mesure que montait son excitation.) Tremane vous a aidés ?

— Oui, et il le fait toujours, répondit Elspeth. C’est un problème plus épineux que vous le pensez. Il n’affecte pas seulement Hardorn, mais Valdemar, les Pélagirs, Karse, Rethwellan et les Plaines de Dhorisha. Nous supposons que c’est partout pareil, y compris au sein de l’Empire. L’Alliance, aidée par Tremane, a réussi à trouver une solution temporaire à l’intérieur de ses frontières.

Elle décida de ne pas parler de l’entretien entre Solaris et le grand duc. Après tout, elle savait qu’il avait eu lieu, mais pas ce qui s’était dit.

— Pour terminer, nous avons entendu dire que les citoyens de Shonar et des alentours en sont venus à le considérer comme leur protecteur. Car il fait de bonnes choses pour eux.

— Oui, fit Hob. Nous avons entendu la même chose. Ceux qui le combattaient se sont rangés derrière lui et il agit comme si nous étions son peuple. Et aujourd’hui, il aide Valdemar ?

Elspeth acquiesça. Hob pinça les lèvres et échangea un regard appuyé avec certains de ses concitoyens. Ces gens n’étaient pas doués pour dissimuler ce qu’ils pensaient. Ce qu’elle leur avait dit corroborait ce qu’ils avaient entendu. Ils étaient à l’évidence surpris qu’une étrangère leur confirme ce qu’ils avaient pris pour des rumeurs.

— Il paraît que les gens de Shonar s’en sortent bien, continua Hob. Grâce à Tremane. Il aurait ordonné à ses hommes d’aider à rentrer les récoltes, de construire des fortifications autour de la ville, et de faire tout ce qu’il fallait pour abattre les monstres.

Elspeth écarta les mains, un geste qu’Hob pouvait interpréter comme il l’entendait.

— Nous avons les mêmes informations. J’ignore encore si elles sont vraies, mais je suis certaine que vos sources sont différentes des nôtres. Je peux vous garantir une chose : toutes les nôtres ne proviennent pas des hommes du grand duc.

— Et quand deux personnes disent la même chose… (Des murmures coururent derrière Hob qui se mordilla la lèvre.) Quand même…

— Il est possible qu’il fasse bonne figure pour nous pousser à l’accepter, dit Elspeth sans ménagements, à la manière de son interlocuteur. Mais nous le saurons seulement en arrivant là-bas.

De l’index, Hob suivit le contour d’un nœud, dans le bois de la table, évitant ainsi de la regarder en face.

— Quand même, ma dame… nous avons besoin d’un chef. Il ne reste personne de l’ancienne lignée – ce maudit Ancar y a veillé.

— Les gens envisagent d’accepter le duc ? (Elspeth ne s’attendait pas à entendre ça, surtout pas de ce côté de la frontière.) Un étranger ? Un Impérial ?

— Le duc, pas son foutu Empire ! dit une voix dans le fond. On dit que son empereur l’a abandonné dès que les problèmes ont commencé, et qu’il n’est plus le chien de Charliss.

— Il ne peut plus l’être, s’il est venu vers vous pour entrer dans votre Alliance, intervint Hob, plein d’espoir. Tremane s’est montré à la hauteur avec Shonar, alors pourquoi pas avec Hardorn ?

— Et s’il ne voulait pas seulement être votre chef, mais votre roi ? demanda Elspeth.

Hob hésita un instant, puis haussa les épaules.

— Où est la réelle différence ? répondit-il, philosophe. Nous devons d’abord survivre à l’hiver. (Il fit un sourire timide à la jeune femme.) Je vais vous avouer une chose : nous l’accepterions, à une condition.

— Même comme roi ? demanda Ventnoir. L’Hardornien acquiesça.

— Même comme roi… Il faudrait simplement qu’il jure ne plus être le pantin de Charliss. Puis qu’il prête serment à Hardorn. Autrement dit, qu’il fasse ce que ni Ancar, ni son père, ni son grand-père n’ont fait. (Hob marqua une pause pour ménager son effet.) Il faudrait qu’il accepte la terre, à la manière des anciens.

— Je ne comprends pas…, souffla Elspeth. Hob sourit de nouveau.

— L’acceptation de la terre est une antique coutume antérieure à la fondation de Valdemar. Au moins, c’est ce qu’on dit. Ceux qui prennent la terre ne peuvent pas la trahir. Il reste encore un prêtre ou deux au courant des anciens rites. Si Tremane prend la terre et qu’elle l’accepte… Eh bien, il ne pourra pas faire marche arrière. Il sera plus sûrement hé au destin de ce pays que si nous lui avions mis des chaînes.

Elspeth garda son scepticisme pour elle. Elle avait vu tant de choses. Hob avait peut-être raison.

— Valdemar n’a pas l’intention de priver le peuple hardornien du droit de se choisir un chef. Tout ce qui nous intéresse, c’est de savoir si ce qu’on nous a dit est vrai, et de prévenir l’Alliance au cas où ce serait faux.

Hob ne posa pas la question évidente : comment comptait-elle s’en sortir si Tremane leur avait tendu un piège ? Ce n’était pas son problème, et elle ne lui en voulut pas de ne pas proposer de les aider en cas de difficulté. Les Hardorniens survivaient comme ils pouvaient, sans devoir en plus s’occuper de quelques Valdemariens.

Des odeurs réconfortantes montèrent de la cuisine. Hob en profita pour mettre un terme à la conversation.

— On dirait que vos hommes ont fini de préparer le dîner. Vous pouvez partir quand bon vous semblera demain matin et… euh… (Il rougit d’embarras)… à l’avenir, vous recevrez un meilleur accueil. Les tours de signalisation sont opérationnelles. Nous préviendrons les autres. Personne ne vous empêchera de passer. Et vous trouverez toujours un abri pour la nuit.

Alors qu’il se levait, Elspeth demanda :

— Le duc sait-il que les tours fonctionnent ?

Pour toute réponse, Hob sourit. Ainsi, Tremane ignorait que les Hardorniens pouvaient communiquer entre eux. Ça pouvait s’avérer utile…

Hob et ses concitoyens sortirent, laissant seuls les Valdemariens. Elspeth se tourna vers Vallen pendant que les quatre cuisiniers apportaient des bols de ragoût – à base de viande séchée – des fruits au sirop et du pain.

— Eh bien ? demanda-t-elle. Qu’en pensez-vous ? Le capitaine annexa la place abandonnée par Hob et prit du pain et un bol avant de lui répondre.

— Ça confirme ce que nous avons entendu dire et pas vraiment cru. Tremane semble trop beau pour être vrai. Un chef admirable et généreux.

— C’est l’image que donne Selenay, en toute objectivité, rappela Ventnoir. (Avant d’ajouter vivement :) Oui, je sais, Tremane n’a pas de Compagnon pour le garder sur le droit chemin, mais je ne suis pas sûr qu’il en ait besoin. Pour le moment, il est dans une situation précaire. Il court les mêmes dangers que n’importe quel artisan de Shonar. Et il a besoin des Hardorniens. S’ils tombent, il tombera à son tour. S’ils se soulèvent, il n’aura plus personne pour soutenir ses troupes. Cet été, ils le combattaient, et il suffirait de peu pour qu’ils se retournent contre lui.

Elspeth acquiesça, d’accord avec cette analyse, même si Vallen ne paraissait pas convaincu.

— Il a des troupes qui lui sont loyales, rappela-t-il.

— Il aurait du mal à les nourrir sans le concours des fermiers, dit Elspeth. Il peut avoir tout l’argent qu’il veut pour leur solde, s’ils n’ont nulle part où le dépenser, leur loyauté s’érodera très vite. On ne peut pas contrôler une armée assiégée, affamée et loin de chez elle.

Vallen piqua un morceau de viande au bout son couteau et souffla dessus pour le refroidir.

— Il n’est pas très difficile, pour un chef charismatique, d’embobiner ses proches avec des mots plutôt qu’avec des actes dit-il après avoir avalé sa bouchée. C’est plus difficile avec un peuple qu’on vient de conquérir.

— Ce qu’a dit Hob vous a surpris, constata Elspeth.

— Beaucoup. Il y a quelques mois, ces gens auraient combattu Tremane de toutes les manières possibles. Et aujourd’hui, ils envisagent d’en faire leur chef. Les rumeurs ont vraiment dû les impressionner. Moi, j’aimerais quelque chose de plus substantiel que des histoires invérifiables.

Elspeth soupira et ils mangèrent en silence. C’était leur premier repas chaud de la journée, et le souper de la veille avait été préparé en hâte sur un feu, dans les ruines d’une maison. Alors que la faim qui lui rongeait l’estomac s’estompait, la jeune femme mesura sa fatigue. Un coup d’œil autour de la table lui apprit que seul Ventnoir ne semblait pas épuisé. Si elle se sentait aussi lasse que les autres, lui semblait dans son élément. Pour un peu, elle lui aurait confié les rênes de l’expédition.

Certains de leurs compagnons paraissaient sur le point de piquer du nez dans leur assiette.

— Le froid…, souffla Ventnoir. Ne t’inquiète pas, c’est normal. Geler de l’aube au crépuscule, sans pouvoir se réchauffer, puis se coucher dans des couvertures glacées… Après ce repas et une nuit au chaud, il n’y paraîtra plus. Demain, aucun de nous ne sera dans cet état à la fin de la journée. Et si nous trouvons des abris jusqu’à la fin du voyage, nos compagnons reviendront à la vie en un clin d’œil.

Elspeth aurait dû se rappeler qu’il avait une grande expérience – mais personne ne pouvait lui en vouloir d’avoir oublié. Quand elle patrouillait dans k’Sheyna avec lui, ils rentraient chaque soir dans la Vallée, rejoignant leur ekele au cœur d’un jardin où régnait un été perpétuel. Avant, refusant de vivre dans la Vallée, il avait souvent dû rentrer dans un ekele glacial ou camper dans les bois. Si Elspeth n’avait jamais manqué à ce point de confort, c’était différent pour lui.

— Allons nous coucher, dit Vallen. Je n’arrive plus à garder les yeux ouverts.

— Je rangerai, proposa Elspeth.

Elle sourit de la surprise du capitaine. Croyait-il qu’elle se pensait au-dessus de ce genre de corvées ? Avait-il oublié qu’elle avait déjà aidé à rassembler du fourrage et à ramasser de la neige ?

— J’ai été apprentie Héraut, à une époque, vous savez. Et j’ai récuré ma part de casseroles… Alors je crois pouvoir m’en tirer sans rien casser.

Sans autre commentaire qu’un clin d’œil, Ventnoir commença à ramasser les bols vides, les couteaux et les cuillers. Parfois, ils oubliaient de quelle façon les autres les voyaient. Elle surprit le regard de Vallen, qui fixait le Tayledras avec plus d’étonnement encore que lorsqu’elle avait proposé de nettoyer.

Croit-il que les Frères du Faucon lavent leurs assiettes grâce à la magie ? Sans doute… Il ignore que récurer une casserole ainsi est plus difficile que le faire à la main.

Elspeth ramassa ce que Ventnoir n’avait pas pu emporter et ils gagnèrent la cuisine. L’auberge avait dû être magnifique, à une époque. Il y avait une pompe et les « cuisiniers » avaient laissé de l’eau à chauffer dans l’âtre. Les gardes et les Éclairs étaient habitués à tous les aspects de ce genre de mission. Il ne leur fallut donc pas longtemps pour laver les bols, les couverts et les deux marmites.

— J’ai sans cesse des doutes sur cette mission, dit Elspeth.

— Je comprends ce que ta ressens, mais il y a plusieurs bonnes routes à prendre, et je crois que c’est l’une d’elles, répondit Ventnoir en essuyant une marmite. (Une réponse typiquement tayledras.) Nous devons rester en contact avec Tremane – j’en suis certain. Comment ? Eh bien, c’est une façon de le faire. Il y en a d’autres, mais c’est celle que nous avons choisie, et je ne crois pas que nous ayons eu tort.

— Au moins, nous aurons nos yeux et nos oreilles à Shonar…

— Et nos langues ! Nous pourrons donner des conseils, si Tremane accepte de nous écouter.

Elspeth rangea tous les ustensiles dans les sacs.

— Avec la manière dont les choses ont évolué, il faut nous attendre à trouver l’impensable. Et, dans ce cas, il vaut mieux que l’Alliance ait des agents sur place, pour observer et rassurer…

Ventnoir passa un bras autour des épaules de sa compagne. Il la serra contre lui, puis la fit se tourner vers la porte.

— Et pour réparer, transformer, influencer et arranger les choses. D’après Kerowyn, Tremane vient d’une culture où la trahison est monnaie courante. Si un imprévu devait arriver, ce serait peut-être la première solution qui lui viendrait à l’esprit.

Elspeth secoua la tête et se laissa entraîner vers la sortie. Si elle n’avait pas été trop fatiguée pour penser clairement, elle aurait sans doute pu débattre de cette question. Mais…

— Tu sais, je suis presque désolée pour Tremane, admit-elle à contrecœur alors qu’ils montaient l’escalier.

Le rang ayant ses privilèges, la jeune femme s’était réservé une des meilleures chambres de l’ancienne auberge. Dormir dans un vrai lit, chauffé par une brique, lui semblait le comble du raffinement.

Enfin, peut-être pas dormir. Au moins, pas tout de suite. Ventnoir m’accompagne, après tout…

— Je suis désolé pour lui, dit Ventnoir. Et je crois savoir pourquoi le jeune Karal lui a pardonné ses actes. Ce n’est pas parce qu’un homme a dû faire face chaque jour à la trahison qu’il est un traître. Nous ignorons qui il est vraiment, à part ce que nous pouvons déduire de ses actes.

Ils étaient arrivés devant la porte de leur chambre. Elspeth l’ouvrit, tira Ventnoir à l’intérieur et l’embrassa pour le faire taire.

— J’ai assez entendu parler de Tremane pour aujourd’hui, souffla-t-elle, alors qu’il répondait de la manière qu’elle espérait, l’attirant contre lui en fermant la porte. Je crois que nous pouvons nous permettre de l’oublier un instant.

— Oh, oui, au moins !

Leurs dernières paroles avant longtemps.

Hob ne leur avait pas menti. Ils commencèrent à rencontrer des Hardorniens, qui leur offrirent toute l’hospitalité possible sur ces terres désolées. Elspeth continua d’être surprise par leur méfiance vis-à-vis des Valdemariens. Comment les Hardorniens pouvaient-ils continuer de les tenir pour la première ligne d’une nouvelle invasion ? Dans ce cas, ils seraient venus avec une petite armée. Et s’ils en avaient été les éclaireurs, ils ne se seraient pas déplacés à la vue de tous.

Peu à peu, elle décida qu’il ne fallait pas chercher de logique là-dedans. Ancar avait empoisonné l’esprit de ses sujets et le venin agissait encore. Au début de son règne, quand le peuple ignorait quel genre d’homme il était, Ancar avait prétendu que sa guerre contre Valdemar était justifiée. Il accusait les Valdemariens d’avoir assassiné son père et ses conseillers, prétendant que la reine Selenay voulait annexer Hardorn. Plus tard, le plus naïf de ses sujets avait compris qu’il ne fallait pas se fier à lui, mais ses mensonges étaient restés au fond des mémoires. Les Hardorniens ne se souvenaient peut-être pas que c’était lui qui les y avait implantés.

Pour des gens qui n’étaient pas belliqueux, et qui souffraient de privations pires que sous le règne d’Ancar, la délégation – bien entraînée, bien nourrie et bien équipée – devait avoir l’air d’une armée.

Ils n’avaient jamais vu l’armée impériale mais ils avaient entendu les rumeurs sur sa taille et son efficacité. Loin des conflits, ils n’avaient jamais rien aperçu de plus important qu’une garnison, quand Ancar en envoyait une dans leur village pour s’assurer de leur coopération ou collecter les impôts. La colonne de Valdemariens pouvait légitimement les terroriser.

Généralement, ils finissaient par se radoucir après un entretien du type de celui qu’ils avaient eu avec Hob. Alors, les Valdemariens étaient considérés comme de simples voyageurs, plus comme des conquérants. Les villageois se souvenaient des ancestrales coutumes d’hospitalité et leur ouvraient une auberge, un temple ou le siège d’une Guilde. Ils leur fournissaient des lits chauds, parfois même un peu de viande fraîche pour améliorer leur quotidien. Le bois de chauffage ne posait pas de problème, puisque la moitié des bâtiments était en ruine. Logiquement, les survivants avaient emménagé dans les maisons en bon état et utilisaient les autres pour y stocker du matériel. Ils devaient se serrer un peu la ceinture, mais ils étaient au chaud.

Et cela les sauverait, se dit Elspeth alors que ses hommes et elle continuaient de braver le froid qui traversait leurs vêtements les plus épais. Ces gens pouvaient survivre en mangeant peu, tant qu’ils avaient chaud. Ils sortiraient peut-être de l’hiver en ayant fondu comme des ours, mais ils seraient en vie, car le froid tuait plus sûrement que les rations réduites.

Plus ils approchaient de Shonar, plus les Hardorniens étaient impressionnés – avec cependant une certaine réserve – par Tremane ou par les histoires qu’ils avaient entendues sur lui. Quand les blizzards s’étaient calmés, le duc avait fait quelques ouvertures aux habitants de la zone proche de Shonar. Ordonnant que ses hommes déblaient les routes, il avait encouragé les quelques commerces qui continuaient au cœur de l’hiver. Et si la rumeur était vraie, il avait également envoyé ses hommes à la chasse aux monstres.

Apparemment, Tremane était disposé à aider toute personne proche de Shonar à se débarrasser d’un monstre, à condition de savoir où le trouver et quel était son rayon d’action. Car le grand duc n’envoyait jamais ses hommes à l’aveuglette dans la neige pour servir de cible à une créature sauvage. Si les conditions requises étaient remplies, vingt soldats entraînés allaient sur place, guidés par un ou plusieurs autochtones. C’était la seule contribution exigée de la population locale. Les Impériaux se chargeaient de tuer le monstre. Ensuite, les autochtones faisaient ce qu’ils voulaient de la carcasse. Souvent, ils demandaient au Guérisseur qui les accompagnait de déterminer si elle était comestible.

Après la chasse au monstre, les Impériaux se livraient à celle du bétail redevenu sauvage. La moitié des bêtes leur revenait, l’autre étant laissée aux autochtones. Puisque c’était bien plus que ce qu’ils avaient avant, personne ne protestait contre ce que Tremane appelait le « partage impérial ». Et pendant ce temps, le Guérisseur en profitait pour soigner les Hardorniens.

Quand les Impériaux repartaient, ils laissaient derrière eux un stock de viande fraîche, des gens ayant reçu des soins d’une qualité inconnue sous Ancar et une terre plus sûre. Si un autre monstre apparaissait, il leur suffisait de demander de l’aide au grand duc et le processus recommençait.

Tremane refusait d’aider les Hardorniens à se débarrasser des loups, des ours et des bandits. Il estimait que les autochtones pouvaient se charger des deux premiers. Quant aux derniers, il prétendait ne pas faire la différence entre les bandits et les « patriotes ». Les Hardorniens victimes de déprédations commises par leurs compatriotes trouvaient cela un peu dur. Mais c’était sûrement un moyen de les pousser à se rappeler qu’il existait des lois – même si elles avaient été longtemps oubliées en Hardorn.

Tout ça semblait parfait – d’autant plus que les histoires étaient remarquablement consistantes – mais Elspeth attendait de voir ce qui se disait à Shonar.

Pénétrant dans la sphère d’influence « sensible » de Tremane, ils constatèrent que les histoires sur sa « philanthropie » étaient vraies.

Soudain, ils passèrent d’une route dégagée pour une largeur de carriole à une autre, complètement ouverte et maintenue dans cet état. Ils virent les trophées – des têtes ou d’autres parties du corps – rapportés de la chasse aux monstres par les soldats impériaux. Et ils entendirent de la bouche des autochtones, nourris et soignés grâce à la générosité de Tremane, qu’il était un chef juste et bon.

Personne n’avait employé le mot « roi », mais Elspeth sentit que tous l’avaient à l’esprit. Comment expliquer, alors qu’Hardorn traversait la pire période de son histoire, que cet homme parvienne à imposer l’ordre ? Et il ne s’agissait pas de l’ordre d’un tyran. Les Hardorniens ayant connu cela sous Ancar, ils savaient faire la différence. C’étaient une loi et un ordre équitables et bénéfiques.

Elspeth compara l’existence de ces gens à celle de leurs compatriotes qui vivaient à plus de trois jours de Shonar. A contrecœur, elle dut admettre qu’elle aurait pensé comme eux, si elle avait été à leur place.

Elle découvrit vite qu’elle était d’accord avec la majorité des choses que Tremane avait faites. N’étaient certaines lois et coutumes impériales qu’elle n’aurait pas imposées aux Hardorniens… Mais l’ensemble indiquait que le grand duc avait à cœur le bien des siens et qu’il savait tirer le meilleur parti de ressources limitées.

La veille de leur rencontre avec le grand duc, Elspeth et Ventnoir reçurent une délégation après le dîner. L’aubergiste tenait toujours son établissement avec amour, même si ça faisait longtemps qu’il n’avait pas eu de client. Il avait proposé au couple de manger en tête-à-tête – une offre acceptée avec enthousiasme.

L’homme les avait installés dans une petite pièce, le reste de l’expédition prenant place dans la salle.

Elspeth n’avait pas mesuré à quel point pouvoir converser librement avec Ventnoir lui avait manqué. La plupart du temps, elle devait attendre qu’ils aient regagné leur chambre pour lui parler loin des oreilles indiscrètes – quand ils ne partageaient pas leurs quartiers avec leur escorte.

Ils sirotaient un dernier verre en prenant leur temps quand l’aubergiste vint les interrompre.

— Le conseil de la ville voudrait s’entretenir avec vous, messire et ma dame, dit-il d’un ton respectueux. Ici, si cela vous convient.

Elspeth soupira. Ça ne lui convenait pas, mais à quoi bon le dire ?

— Si c’est nécessaire, répondit-elle, s’efforçant de ne pas trop trahir son mécontentement.

L’aubergiste sortit et revint aussitôt avec la délégation, qui devait attendre juste derrière la porte.

— Nous ne serons pas longs, ambassadeurs, dit un homme vêtu de velours et de fourrure. Nous aimerions que vous transmettiez un message au duc Tremane.

— Il ne s’agit pas d’une plainte ! s’empressa d’ajouter un autre homme, beaucoup moins élégant. Je pense qu’il sera même content…

— Il y a des rumeurs, coupa le premier, avec un regard sombre pour son concitoyen. Nous les avons toutes entendues. Au fait, j’étais jadis maître de la Guilde des Tisserands et de la Laine de cette région…

Voilà qui explique sa prospérité, pensa Elspeth.

— … et Keplan était le maître de la Guilde des Fourreurs et du Cuir. Comme je viens de le dire, des rumeurs circulent, et des gens sont venus nous les rapporter. Le duc Tremane s’est montré très bon avec nous, et certains voudraient qu’il devienne notre chef. (Le maître de Guilde agita nerveusement les mains.) On parle même d’en faire notre… roi.

— Nous avons envoyé des messages pour retrouver d’éventuels survivants de l’ancienne lignée royale, dit l’autre homme. Mais il ne reste personne…

— Ça ne me surprend pas, fit Elspeth. Ancar n’était pas du genre à tolérer un rival. Le sexe ou l’âge n’ont pas dû l’arrêter quand il a décidé d’éliminer tous ceux qui pourraient lui barrer la route. Le maître tisserand toussota.

— En effet. Malheur à qui se dressait contre lui, à l’époque.

Il leva la tête, espérant qu’Elspeth comprendrait pourquoi il n’avait pas essayé. Elle pensa qu’il avait dû en avoir l’occasion et qu’il s’était dérobé.

Mais qui suis-je pour le juger ? J’ignore ce qui s’est passé. S’il a été lâche, sa conscience le tourmente sûrement assez.

— Vous disiez qu’il ne reste personne de la lignée royale. Et alors ?

— Alors… Nous pensons qu’il serait bon d’offrir la couronne au duc Tremane. A certaines conditions.

Il retint son souffle, attendant la réaction de ses interlocuteurs.

— Une proposition intéressante…, dit Ventnoir. Je présume que ces conditions ne sont pas banales ?

— Il s’agit… eh bien, d’une chose que nos rois n’ont pas faite depuis plusieurs générations. C’est…

— Il devra accepter de se lier à la terre, coupa le maître fourreur. Nous avons un prêtre qui est resté fidèle aux anciennes croyances. Il connaît la cérémonie. Le duc devra se lier à la terre, en Hardorn, afin que tout ce qui la blesse le blesse aussi !

Le maître tisserand jeta un regard surpris à son compagnon, mais Elspeth haussa les épaules.

— Sage précaution, dit-elle. Si l’occasion se présente, nous lui transmettrons votre message. Mais nous ne vous promettons rien. Il est possible qu’il refuse.

— Nous n’en demandons pas plus, ambassadrice ! assura le tisserand. Merci !

L’homme fit sortir ses concitoyens et ferma la porte derrière lui.

Ventnoir regarda Elspeth.

— Eh bien, fit-elle. C’était… intéressant.

— Mais ça nous laisse une question sur les bras : comment présenter ce genre de proposition à Tremane ?

— Attendons d’être à Shonar et de voir à quoi ressemble l’Empire – remodelé par le grand duc. Ça devrait nous donner une bonne indication.

Malgré le vent glacé qui s’infiltrait sous son manteau, Elspeth se tenait droite sur sa selle, les yeux écarquillés au risque d’être aveuglée par le soleil qui se réfléchissait sur la neige.

— Je ne peux pas croire qu’ils aient fait tout ça en une seule saison, marmonna-t-elle.

Et sans magie, lui rappela Gwena. Bien sûr, les motivations ne manquaient pas : des bandes d’Hardorniens hostiles et des monstres… Comment les appelle ce charmant jeune homme, déjà ?

— Des boggus, répondit distraitement Elspeth. Elle n’en revenait pas. Le mur faisait vingt pieds de haut, et il ne s’agissait pas d’une palissade en bois mais d’une muraille en briques. De plus, elle n’entourait pas seulement Shonar, mais la garnison impériale et le pré communal. Une tâche monumentale ? Sans nul doute.

Si on y ajoutait la construction des casernes pour les Impériaux, cela donnait le tournis. Comment avait-il pu bâtir tout ça ? Où avait-il trouvé la main-d’œuvre ?

— Nous sommes très fiers de notre travail, siara, dit le « charmant jeune homme ».

Il était venu à leur rencontre à une demi-journée de Shonar, pour les guider. Apparemment, siara était le titre de respect générique applicable aux deux sexes quand on ignorait le rang de son interlocuteur. Sans doute l’équivalent du « messire » qu’employaient les mercenaires pour s’adresser à leurs supérieurs.

— Nous avons tous travaillé à la muraille et aux casernes, continua le jeune homme, les joues rougies par le froid. Sauf ceux qui rentraient les récoltes. Mais nous avons troqué leur travail contre celui des autochtones. Une paire de bras pour une paire de bras ! L’accord passé par le duc Tremane pour que les casernes et le mur soient terminés à temps.

As-tu remarqué ? Le garçon a dit que Tremane a « troqué » un travail contre un autre, pas qu’il a enrôlé de force des ouvriers, souligna Gwena, la tête levée pour mieux étudier la muraille. Il n’aurait pas été très intelligent d’enrôler des gens pour construire un mur censé le protéger, mais ça n’a pas empêché beaucoup de dirigeants défaire ce genre de stupidité.

Elspeth se contenta de hocher la tête. Inutile de perturber le pauvre garçon en répondant au Compagnon qu’il ne pouvait pas entendre. Les Impériaux étaient déjà assez surpris parce qu’elle avait réclamé des logements spéciaux pour Gwena et Brytha. Même s’ils y avaient consenti…

Ventnoir s’éclaircit la gorge.

— Ces murs sont très impressionnants, mais mes compagnons et moi ne nous réchauffons pas vraiment, dit-il, très courtois.

Le soldat impérial bredouilla des excuses.

— Bien sûr, siara, pardonnez-moi !

Il talonna maladroitement son cheval, qui bondit vers le portail. Elspeth devina qu’il ne devait pas avoir l’habitude de monter. Avec ses pattes épaisses, sa bête n’était pas faite pour les champs de bataille. Elle appartenait sans doute à un fermier qui n’en avait pas besoin en cette saison. Le jeune homme devait leur être reconnaissant de n’avoir pas eu à chevaucher des lieues avant de les trouver. Il tenait les rênes comme s’il craignait que le vieux hongre rue. Bien sûr, l’animal n’en avait pas l’intention – il était trop content de filer se mettre au chaud. Elspeth se retint de rire pour ne pas froisser leur guide. Mais elle fut contente qu’une écharpe lui dissimule la bouche.

Les gardes qui patrouillaient autour de la muraille les regardèrent avec intérêt. Certains se flanquèrent des coups de coude en voyant le dyheli de Ventnoir.

De son côté, Elspeth ne remarqua rien d’alarmant. À part leur uniforme, ces hommes auraient pu appartenir à n’importe quelle armée de l’Alliance. Ils ne leur montraient aucune hostilité, et elle ne se sentait pas en danger.

Ils passèrent la porte sans encombre et suivirent leva-guide le long de la rue principale. Étrange, après des semaines sans entendre le bruit des pas de leurs montures, d’avancer de nouveau sur les pavés au son des sabots argentés de Gwena, ponctué par le staccato de ceux, fendus, de Brytha. À l’évidence, avertis de leur arrivée, les citoyens s’étaient rassemblés sur leur passage pour les acclamer. Cela rappela à Elspeth leur précédent voyage en Hardorn, parmi des saltimbanques. À l’époque, entourés d’autres étrangers aux costumes plus voyants les uns que les autres, ils étaient presque passés inaperçus. Les Hardorniens avaient dû prendre Brytha pour un cheval déguisé. Aujourd’hui, tous les regards se rivaient sur Ventnoir, qui montait sur le dyheli. Le jeune homme se laissait étudier avec une parfaite nonchalance.

Ils dépassèrent plusieurs auberges de taille respectable qui auraient pu les accueillir, avant de gagner l’autre côté de la ville. Leur guide ne les conduisait pas vers les casernes, mais en direction d’un édifice en pierre, dont le corps faisait quatre étages de haut et les tours cinq ou six. Apparemment, ils devraient résider dans le manoir fortifié que Tremane s’était approprié. Elspeth se demanda combien de clercs, d’officiers et d’autres subordonnés avaient dû être relogés pour leur faire de la place. Elle ne se laisserait pas séparer de son escorte, et elle doutait que Tremane soit assez stupide pour le suggérer.

— L’ancien propriétaire a fait construire une petite écurie dans l’enceinte du manoir, dit le soldat, alors qu’ils en approchaient. On y entre par la cour, et elle est située près des cuisines. Le maître d’écurie du duc dit qu’elle devait servir aux juments de prix prêtes à pouliner. Elle contient quatre stalles et il y fait assez chaud pour dormir. Cela conviendra-t-il à vos… euh… montures ?

Il regarda Gwena et Brytha, ne comprenant visiblement pas tout le tapage qui les entourait.

Elspeth fut reconnaissante aux Impériaux d’avoir trouvé des quartiers décents pour les non humains. En plus, ils étaient dans le bâtiment où eux-mêmes seraient logés.

— Ça devrait convenir, répondit-elle. (À son tour, elle hésita.) Nous allons devoir nous occuper d’elles avant toute autre chose. J’espère que le grand duc Tremane comprendra.

Le hochement de tête du soldat fut sans équivoque : il ne pensait pas que Tremane comprendrait, mais son chef était prêt à donner satisfaction aux Valdemariens.

Le rire de Gwena résonna dans l’esprit d’Elspeth.

Ne t’inquiète pas ! La seule personne que nous devons convaincre de mon intelligence, c’est Tremane, et ça ne sera pas long. Mais ça attendra demain. Il encaissera déjà bien assez de chocs aujourd’hui. Quant à moi, je suis plus intéressée par un bon repas et une stalle tiède que par notre hôte.

Gwena était bien plus facile à vivre, depuis quelque temps.

A moins que je sois enfin devenue adulte ! se dit Elspeth.

Elle se détendit un peu. S’il y avait eu quoi que ce soit d’alarmant, Gwena l’aurait senti.

Le mur d’enceinte du manoir était beaucoup plus sombre que celui de la ville, car il avait été construit avec la même pierre gris foncé que le bâtiment. Ici aussi il y avait des gardes, mais eux semblaient très détendus. Ces hommes étaient des professionnels capables de réagir en un éclair. Leur comportement indiquait qu’ils ne se sentaient pas menacés.

Ils franchirent une porte avec une herse en fer, puis s’engagèrent dans un tunnel. Des torches dissipaient en partie l’obscurité. Elspeth remarqua les meurtrières qui se découpaient dans le plafond. Elles étaient très rapprochées. Si on fermait les portes aux deux extrémités de la galerie, il leur serait impossible d’échapper à l’huile bouillante déversée par ces ouvertures. Cela aurait rendu la jeune femme terriblement nerveuse, si le manoir n’avait pas été construit longtemps avant l’arrivée de Tremane.

Évidemment, il pouvait utiliser ces installations, mais il ne les avait pas imaginées. L’esprit tordu qui en avait eu l’idée était hardornien.

Peut-être un ancêtre d’Ancar…

La délégation se sépara en deux dès l’arrivée dans la cour. La moitié des hommes de Vallen emportèrent les bagages dans leurs quartiers, les autres restant avec Elspeth et Ventnoir. La jeune femme fut un peu agacée par ces gardes trop visibles, mais elle était assez expérimentée pour reconnaître qu’il s’agissait d’une nécessité. Jusqu’à ce qu’ils soient fixés sur la situation, il valait mieux qu’ils se montrent prudents. De plus, il était bon de rappeler aux Impériaux que Ventnoir et elle étaient des ambassadeurs…

Son agacement fut de courte durée, car Vallen et ses hommes se rendirent utiles. Bientôt, leurs montures, plus Gwena et Brytha, furent installées à la satisfaction de tous. Un Impérial était resté pour les conduire à leurs quartiers. Leur escorte sur les talons, Elspeth et Ventnoir le suivirent.

— Nous vous avons alloué cette tour, dit-il dans un hardornien correct mais laborieux. Le duc Tremane espère qu’elle suffira à vos besoins.

— J’en suis certaine, répondit Elspeth alors qu’ils arrivaient au premier étage.

La moitié des gardes qui les avaient précédés s’installait déjà. C’était une salle spacieuse, avec des lits et des coffres – bref, pas très différente des casernes de Valdemar. Le deuxième étage était rigoureusement identique, à cela près qu’il était encore inoccupé.

Ils continuèrent de monter les marches en spirale.

— Voilà vos quartiers, ma dame et messire, dit leur guide quand ils furent au troisième étage.

Ils étaient dans une salle de réception meublée d’une table, de chaises, de petits bureaux, et de trois fauteuils devant la cheminée.

— Vos chambres et votre bureau sont au quatrième étage. Le cinquième n’est pas habitable. Je suis un des assistants du duc Tremane, qui m’a mis à votre disposition.

Ventnoir et Elspeth explorèrent leurs quartiers. La jeune femme monta au cinquième. Exposé aux quatre vents, il n’avait pas de cheminée. Ayant constaté la présence d’une couche de givre sur les dalles, elle redescendit promptement.

Tremane leur laissa le temps de s’installer et de se changer. Le confort du palais de Haven manquait à Elspeth. Ici, si on voulait prendre un bain, il fallait demander aux serviteurs de monter une baignoire et des seaux d’eau. Elle fronça également le nez en découvrant le pot de chambre. Mais ç’aurait pu être pire… Et ce ne serait pas la première fois qu’elle et Ventnoir se débrouilleraient.

Enfin, quand ils furent présentables, Tremane leur envoya une invitation à dîner.

Une occasion comme une autre pour lancer la conversation.

Voyant Ventnoir lui faire signe d’accepter, Elspeth s’exécuta, et ils suivirent leur guide. Après avoir longé un couloir glacial et faiblement éclairé par des lanternes, ils entrèrent dans une autre tour. Si elle était agencée comme l’autre, ils verraient la chambre de Tremane de la fenêtre de la leur.

Cela montrait une certaine confiance de la part du duc. Car dès qu’on pouvait voir, on pouvait aussi tirer à l’arc…

Alors que leur guide les invitait à entrer dans le salon, ils comprirent que cette première rencontre serait informelle. La table était mise pour trois, et un seul assistant se tenait à côté des plats.

Tremane les attendait. Elspeth l’étudia soigneusement... pendant qu’il leur rendait la pareille.

Elle ne l’aurait jamais pris pour un brillant stratège. Cet homme n’avait pas l’air d’un soldat – mais c’était également le cas de la moitié des Éclairs de Kerowyn. Il perdait ses cheveux, et ce qui lui en restait était strié de gris. Son visage intelligent était tendu par le stress.

Tremane avait tout d’une contradiction vivante. Si ses épaules étaient plus larges que celles d’un secrétaire, il avait de l’encre sur les doigts. Il portait une épée avec l’aisance née de l’habitude, mais de petites rides aux coins de ses yeux indiquaient qu’il lisait souvent à la lumière d’une bougie.

Moitié érudit, moitié guerrier…

Il se leva enfin, comme s’ils l’avaient surpris en arrivant plus tôt que prévu. Elspeth découvrit qu’elle ne pouvait pas lire son expression – fermée, mais pas secrète. Le visage d’un joueur. Celui d’un homme qui ne voulait rien montrer.

Mais d’autres indices le trahissaient. Sa tenue était une variante de l’uniforme impérial, sans les décorations associées à une personne de haut rang. Il portait seulement deux insignes : l’un avec une couronne, l’autre avec son blason. Rien qui rappelât l’Empire…

Maintenant que j’y pense, je n’ai vu personne arborer le blason de l’Empire.

Plus que tout le reste, cela convainquit Elspeth que le duc n’était plus au service de Charliss. Les soldats attachaient beaucoup d’importance à la bannière sous laquelle ils se battaient. Avoir décousu l’insigne de l’Empire de leurs uniformes était un geste très significatif.

Mais l’absence de décoration… Les militaires en raffolaient. Que devait-on en déduire au sujet de Tremane ? Qu’il était modeste ? Ou qu’il voulait le paraître ?

Le duc lui tendit la main et elle la serra. Il n’en fit pas une épreuve de force, mais sa poignée de main était ferme et la jeune femme lui rendit la pareille.

— Je suis enchanté de vous rencontrer enfin, princesse, commença-t-il.

Elle secoua la tête. Tremane se tut, la tête inclinée sur le côté – sans doute en attendant qu’elle s’explique.

— Ne m’appelez pas « princesse », s’il vous plaît, corrigea-t-elle. J’ai renoncé à ce titre en faveur d’autres responsabilités. « Ambassadrice » fera l’affaire, voire « ma dame ». Je possède toujours des terres et un titre équivalents aux vôtres, grand duc, mais chacun sait à Valdemar que je ne suis plus sur les rangs pour le trône.

Ainsi, il ne pourra pas s’offenser qu’on lui ait envoyé quelqu’un d’un rang inférieur au sien.

— Voilà mon partenaire et époux, Ventnoir k’Sheyna. C’est un Adepte. Chez son peuple, les titres de noblesse n’existent pas, mais nous avons jugé que son statut de mage était suffisant.

Tremane lâcha la main d’Elspeth et prit celle de Ventnoir. Les deux hommes se mesurèrent du regard.

— Je suis enchanté de faire votre connaissance à tous les deux, et je vous saurais gré de vous dispenser de titre et de m’appeler « Tremane », comme les gens de mon duché. Asseyez-vous, je vous en prie. J’ai peur que vous ne trouviez le menu quelconque, mais les temps sont durs.

Ventnoir lui répondit pendant qu’il avançait la chaise d’Elspeth.

— Je suis d’accord avec vous, Tremane. Pourtant, il semble que les gens placés sous vos ordres s’en tirent mieux que le reste des Hardorniens.

Tremane attendit qu’ils soient assis pour prendre place.

— C’est en partie grâce à la chance… Nous avons ce qui manque ailleurs en Hardorn : la main-d’œuvre. Il y a beaucoup de choses à récupérer ici et là, si on a assez de bras.

L’assistant proposa un plat de légumes au fromage à Elspeth, qui lui indiqua qu’il pouvait la servir.

— Vous avez beaucoup impressionné les autochtones qui vivent à l’intérieur de votre sphère d’influence, dit-elle.

Tremane but une gorgée de vin.

— Voilà au moins une des vertus de l’Empire : ses chefs sont bien entraînés. Ses vices sont nombreux, mais il est excellemment gouverné. Dans le meilleur des cas, les citoyens n’ont pas à se plaindre.

— Et dans le pire ? demanda Ventnoir. Tremane baissa la tête un instant.

— On abuse facilement de tant de pouvoir, fit-il, avant de s’attaquer à son assiette.

Quand la conversation reprit, ils parlèrent de tout et de rien. Tremane n’était pas un courtisan professionnel. Mais il était trop prudent pour être abrupt, et trop expérimenté pour dire quelque chose qui pourrait porter préjudice à ses hommes ou à lui. Il avait survécu dans une cour dangereuse, et bien appris sa leçon.

Quand ils souhaitèrent bonne nuit à leur hôte, d’une manière cordiale mais réservée, Elspeth était sûre d’une seule chose. Tremane gardait ses intentions pour lui, et il serait difficile de pénétrer les murs qu’il avait érigés autour de lui. Il protégerait son honneur en gardant le silence à certains moments, et resterait autant que possible dans le vague. Quiconque essayait de deviner ses motivations profondes s’attelait à une tâche quasi impossible.

Pourtant, c’était ce que devaient faire Elspeth et Ventnoir.

Au coeur des tempètes
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